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Recensions

L'Héritage de Gadamer
sous la direction de G. Deniau et J.-C. Gens, 224 p, 
Le Cercle Herméneutique, Collection Phéno, 2003

La voix méconnue du réel
Une théorie des mythes archaïques et modernes.
par René Girard, 315 p, Grasset, 2002

Les juifs selon Hegel et Nietzsche
La clef d'une énigme.
par Yirmiyahu Yovel, 344 p, Paris, Le Seuil, 2001

Philon d'Alexandrie, un penseur en diaspora
par Mireille Hadas-Lebel, Paris, Fayard, 2003

Système et révélation
La philosophie de Franz Rosenzweig
par Stéphane Mosés, préface d'E.Levinas, 304 p, Bayard, 2003

Ô Blaise ! A quoi tu penses ?
par René Pommier, 125 p, Bruxelles, Espace de Libertés, 2003

L'ivresse de l'art - Nietzsche et l'esthétique
par Paul Audi, 220 p, Le livre de poche, Biblio essais, inédit, 2003


L'Héritage de Gadamer

sous la direction de G. Deniau et J.-C. Gens, 224 p,
Le Cercle Herméneutique, Collection Phéno, 2003

Les articles rassemblés par Guy Deniau et Jean-Claude Gens dans L'Héritage de Gadamer abordent les grandes lignes de la pensée gadamérienne à partir des diverses sources philosophiques qui l'ont orientée. Il faut ainsi comprendre le titre essentiellement dans le sens d'un génitif subjectif, c'est-à-dire sous l'angle de l'héritage multiple recueilli par Gadamer dans son œuvre, même si quelques articles envisagent sa réception dans certains courants contemporains. Si la tradition est pensée en termes dynamiques, comme matière vivante avec laquelle le présent est en interaction permanente, un des enjeux essentiels de ces lectures n'est rien de moins qu'une reformulation de l'idée même d'histoire de la philosophie, corrélative du projet d'universalisation de l'herméneutique telle qu'elle doit animer, au sens fort du terme, la réflexion sur le temps présent, ce qui implique le mouvement inverse, à savoir que ce qui a été pensé ne constitue pas une donnée immuable, figée, est à penser aussi bien comme assimilation, digestion que comme redéploiement, relance, perspective. L'intégration de la tradition n'aboutit pas à un achèvement du sens mais à l'accentuation de sa dimension d'ouverture. C'est entre autres sur ce point décisif que se jouent le rapport de Gadamer à l'absolu hégélien et sa filiation comme sa prise de distance avec la pensée heideggerienne.
Les différentes contributions s'organisent globalement autour de trois thèmes : 1. herméneutique et éthique ; 2. herméneutique et phénoménologie ; 3. Gadamer et ses contemporains autour de l'art, de la poésie et de la religion. F. Volpi, dans " Herméneutique et philosophie pratique ", commence par rappeler que, selon Gadamer, l'herméneutique ne saurait se ramener à une simple auxiliaire des disciplines juridiques, théologiques et philologiques. Le mouvement de la compréhension est corrélatif d'une finitude qui tend essentiellement à son propre dépassement vers un sens, qui conjugue facticité et possibilité. Dans le Dasein, remarquait déjà Heidegger, est donné le fait qu'il n'est justement lui-même jamais complètement donné. Un tel postulat va clairement à l'encontre de la pensée hégélienne. Selon Hegel, la dialectique de l'histoire et de l'éternité ne peut, en effet, être portée que par l'élément absolu qui en absorbe la contingence ; le développement historique retombe alors au niveau d'une conception simplement anthropomorphique (finie, subjective) du temps. Gadamer réhabilite ainsi les concepts d'autorité, de tradition, de préjugé sans présupposer l'absolu, sans achever, au sens conceptuel, le principe de cette donation. Déterminée par la linguisticité, qui reste tenue par une forme binaire et répétitive, la compréhension ne peut qu'être identifiée au dialogue, au jeu question/réponse. Le langage reste le médium et l'horizon universel du comprendre, médium universel mais non absolu. La possibilité de penser une universalité du langage sans l'absolu, ce qui est d'ailleurs peut-être une manière pour Gadamer de reconnaître que le langage ne saurait être " absolutisé ", aurait sans doute mérité un examen particulier. La pensée contemporaine s'est de fait construite sur la croyance en cette incompatibilité : le langage ou l'absolu.
Y. Elissalde propose de revenir sur la définition du concept central d'interprétation. L'universalisation du langage est un levier essentiel de l'universalisation de l'interprétation elle-même. Le don du sens signifie que le sens n'est pas " pour soi seul " mais aussi pour l'autre. L'acte interprétatif permet de faire vivre l'autre mais c'est à la chose même que revient la position centrale, authentiquement médiatrice, comme lieu de cet échange entre l'interprète et le public. Le problème qui se pose ici est celui des conditions d'un dialogue authentique qui résisterait à l'écueil d'une tendance inflationniste de la discussion, laquelle mettrait en cause tout accès véritable à la culture. De façon paradoxale, le jeu dialogique pose un problème de probité au regard d'un sens textuel que l'herméneutique gadamérienne ne peut " hypostasier " sans mettre en péril sa conception de l'histoire, fondamentalement ouverte, indéfinie, " à venir ". Comment l'ouverture dialogique peut-elle conduire à une dissolution de la parole ? C'est du reste une telle déréliction que Hegel avait anticipée dans les errances langagières de la Culture, le postulat de la discussion conduit à un relativisme qui s'épuise lui-même dans une totale vacuité du sens : le dialogue, comme médiateur culturel, " s'invertit " et tombe dans un " commerce du sens " qui ne porte plus rien. R. Dottori montre justement que l'élément logique, le logos, n'est pas autre chose chez Gadamer que la langue naturelle, d'où l'idée que le sens ne peut se constituer que par le double médium linguistique et historique. Pour être plus précis, il faudrait rappeler qu'en réalité la langue naturelle permet, chez Gadamer, l'universalisation de l'interprétation, et chez Hegel, l'absolutisation de l'auto-compréhension. L'article n'analyse cependant pas ce problème dans le détail : le propos s'oriente finalement sur la notion de mouvement dialectique et sur la vie comme approfondissement du devenir de soi-même. 
L'article d'André Stanguennec aborde la notion d'histoire sous l'angle de la phénoménologie husserlienne et pose au passage les bases d'une réflexion, qui pourrait s'avérer très féconde, sur les présupposés d'une ontologie de l'appartenance chez Hegel et chez Husserl. Avant d'accentuer la dimension dialogique de la dialectique platonicienne, Gadamer a fait un détour par une dialectique de l'auto-appartenance, le mouvement d'auto-réflexion de la substance historique. Dans " Sens (Sinn) et vouloir-dire (Bedeutung) chez Gadamer ", G. Deniau rappelle la solidarité de la langue avec l'expérience en général : puisque la langue englobe le sujet et l'objet, apprendre à parler, c'est aussi bien découvrir le monde. La signification se comprend ainsi au sens propre comme vouloir-dire : tout énoncé constitue son sens en raison d'un contexte qui lui donne son intelligibilité, ce qui permet de penser une " virtualité vivante du discours " (mouvement et ouverture) qui " met en jeu une totalité de sens sans pouvoir la dire totalement. " La nature poétique de la langue se révèle dans l'écart de sens, et l'essence métaphorique de la langue justifie de cet écart, jamais résorbé. L'intérêt de l'article de K.-O. Appel est d'envisager à son tour l'héritage de Gadamer de façon délibérément plurielle tout en montrant comment ces connexions multiples sont susceptibles d'éclairer de façon précise certaines voies pour " l'après Gadamer ". Les conditions de possibilité de la compréhension du sens dépendent du contexte d'intersubjectivité dans lequel le sens se constitue. Pour cette raison, ce qui valide la compréhension est une compréhension réflexive qui va au-delà, qui se trouve toujours dans une situation de débordement d'elle-même. Le fondement de la prétention de l'herméneutique à l'universalité tient au fait que " la réalisation de l'entente à propos de quelque chose " ne peut advenir que " dans le monde de la vie ". Pour Appel, c'est ainsi seulement en apparence que Gadamer, comme Heidegger, parvient à surmonter un historicisme relativiste.
Le dernier volet de ce recueil s'attache au rapport entre Gadamer et ses contemporains eu égard à l'art, la poésie et la religion. Ce rapport continue de se déterminer sur un plan essentiellement éthique, comme le montre tout spécialement Donatella di Cesare dans un texte qui rapproche de manière subtile Gadamer et Celan. La tâche de l'homme, c'est " vivre avec l'autre, comme l'autre de l'autre ". le rapport entre philosophie et poésie chez Gadamer se construit à partir de la double référence à la langue philosophique de Hegel et à la langue poétique de Celan. Il s'agit de comprendre la question : qui suis-je et qui es-tu ? à partir de la parole poétique. Le langage quotidien est une parole qui ne tient pas debout toute seule. Poétiser et interpréter sont co-originaires, et c'est pourquoi le poème lui-même apparaît comme dialogue : en lui se manifeste un débordement de la langue au-delà d'elle-même et, en même temps, un retour à soi. Le dialogue du Je et du Tu traduit l'humanité (la linguisticité) commune du Je et du Tu, et ainsi l'universalité de l'interpréter. Le poète est le " Je que nous sommes tous ". La poésie fonde l'idée de dialogue infini et indéfiniment ouvert qui constitue le socle expressif de l'herméneutique. En effet, " à la question : '' qui suis-je et sui es-tu ? '' la poésie répond en maintenant ouverte la question ". La connexion entre le poétique et le religieux est envisagée par F. Vercellone à partir de la manière dont l'herméneutique italienne a compris le projet gadamérien. La question du relativisme, qui tient encore une fois à la saisie irrémédiablement anthropomorphique, historique, langagière du sens, est tournée vers le problème du fondement. Selon Pareyson, la souffrance perturbe, déstabilise toute métaphysique objectiviste et démonstrative, toute philosophie de l'être dirigée par la recherche d'un fondement. Chez G. Vattimo, la théorie de l'interprétation est repensée en termes nihilistes. A partir du thème nietzschéen de la " mort de Dieu ", Vattimo annonce un éclatement des interprétations, une dispersion qui n'est rapportée à aucune origine, à aucune destination. Se pose là encore la question de la viabilité du projet de Gadamer étant donné que son herméneutique a précisément pour assise essentielle un lien indissoluble entre éthique et linguisticité : le détour par les effets esthétiques et poétiques d'un tel lien ne conduit-il pas à remettre en cause l'idée d'une dimension a priori éthique du dialogue ?
La notion d'héritage peut finalement être pensée sur le mode de cet écart ou de cette ouverture qui marquent chez Gadamer les concepts d'histoire et de langage : la relecture prend la forme du déplacement et du débordement. L'appropriation gadamérienne s'affirme ainsi, contre l'absolu hégélien, comme une assimilation qui demeure résolument " en reste ".

Isabel Weiss
Professeur agrégé de philosophie

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La voix méconnue du réel.
Une théorie des mythes archaïques et modernes.
par René Girard, 315 p, Grasset, 2002

Ce livre reprend une dizaine de courts et brillants essais échelonnés au long des trente dernières années de la carrière, principalement américaine comme on sait, de l'auteur.
Les deux premiers, à travers l'étude de deux mythes " d'exclusion " empruntés à Lévi-Strauss dans le Totémisme aujourd'hui, sont l'occasion d'une reprise du débat entre structuralisme et fonctionnalisme quant à la signification justement de la violence du geste exclusif. Violence fondatrice et institutionnalisante par le phénomène de " rivalité mimétique " chez Girard, opération symbolique neutre et seulement intellectuelle - au sens d'une pensée " sauvage " - chez Lévi-Strauss. Chez ce dernier les mythes ne sont pas porteurs de violence et ne s'y originent pas forcément non plus. Ils se résolvent d'agencements imaginaires mais cohérents, d'une composition ludique de l'esprit livré à lui-même ou pris dans la langue. Chez Girard au contraire, la violence est inscrite dans les mythes qui nous dévoilent, si on sait les comprendre, ces " choses cachées depuis la fondation du monde. " Sa pensée anthropologique s'articule fondamentalement au précédent enjeu, la prise au sérieux du " sacré ", sa compréhension herméneutique et non sa réduction structurale. Débat dépassé ? Nullement, puisque encore objet du triomphe ou de la défaite d'une post-modernité supposée conquérante et réductrice de toute substrat symbolique qui voudrait lui résister. 
Dostoïevski et Nietzsche font l'objet de trois textes à suivre qui confrontent leurs conceptions respectives. Le premier tiendrait pour une irréductibilité de l'humain livré à son destin mimétique le plus souvent inconscient. Une bonne partie de ses personnages illustrent le phénomène. Cités : Shigalyov dans Les Possédés, et L'éternel mari. Le second s'efforce d'y échapper en un combat désespéré où, à Dieu qui serait " mort ", s'opposerait l'homme, le " sur-homme " - fragment 125 du Gai savoir -, lutte éperdue que voudrait illustrer de manière récurrente la figure de Dionysos contre celle du " Crucifié. "
La folie de Nietzsche est précisément abordée dans un des articles. Elle est rapportée, à l'encontre de la tradition interprétative traditionnelle, à sa propre rivalité mimétique, avec Wagner d'abord puis avec lui-même s'affrontant à la Loi. Combat perdu d'avance où la " volonté de puissance " ne peut être alors que vaincue par l'autre, dénié et non reconnu, et où l'interprétation freudienne et œdipienne se heurte à la progression de la rivalité mimétique. L'admiration première du tiers fait place à l'abîme du narcissisme extrême du désir à lui-même enchaîné. " On peut se demander si la théorie mimétique rend compte ou non du principe de répétition à l'œuvre dans le souterrain - telle est la véritable question." (p.212.). Le " souterrain ", notion empruntée aux Notes dans un souterrain de Dostoïevski, mise en avant dans le sixième essai, serait une forme d'équivalent fonctionnel de l'inconscient. Il marquerait ce processus compulsif que peut seule éclairer la théorie universelle du désir mimétique, à la différence de Freud où ce dernier n'est que sexualisé. Entre la lucidité du grand romancier russe et l'aveuglement du philosophe allemand, Girard n'hésite pas, se démarquant d'un courant dominant de la pensée occidentale contemporaine.
Un autre des articles s'intitule : " La question de l'antisémitisme dans les Evangiles. " Girard y développe la thèse du faux usage et de la méconnaissance par le christianisme lui-même de son propre message ! Tant que le christianisme privilégie l'interprétation " sacrificielle ", et donc la mise en accusation de déicide des Juifs, il perd sa vérité la plus profonde qui est celle d'avoir justement aboli ou résorbé, à travers la crucifixion, la violence fondatrice du monde et des sociétés en exhibant à tous ce qui était jusqu'alors caché. Evidemment, l'auteur appelle à renoncer à l'antisémitisme, figure non seulement mauvaise mais appauvrissante de l'essence du christianisme et de la vérité anthropologique dont il est porteur. " Il ne faut pas accuser les Evangiles mais plutôt la lecture étroitement anti-judaïque qui en est faite. " ( p.198).
Passionnant, le système girardien, s'épuise parfois dans ses hypothèses majeures qui laissent, en dépit de ses assertions souvent éclairantes, bien des questions irrésolues ou des réalités qui lui résistent. On en soulèvera au moins deux.
La première, et pas la moindre, est celle de sa lecture biblique où ne sont pas suffisamment marquées, comme dans toute la théologie occidentale, et de plus en plus la philosophie, les différences entre judaïsme et christianisme. Tout au long du corpus girardien la désignation " judéo-chrétien " est récurrente, comme formant un tout indifférencié ou articulé structuralement dans les liaisons qui arrangent l'auteur et lui permettent de valider ou conforter ses thèses. Celle en particulier, pas forcément paulinienne, de l'abolition, dans la mort du Christ, du système judaïque antérieur des sacrifices ritualisés et du voilement de sa violence fondatrice originaire, en est une. Une lecture différente des textes des deux Testaments, une herméneutique articulée autour du qui parle, comment cela parle, selon quelles modalités réciproques et en vue de quelles finalités, questionneraient largement une théorie, non du fondement des sociétés mais des modes d'apparaître du divin, des effets de sa parole supposée et surtout des " assignations " produites, où l'universel n'est pas forcément là où on le croit ou le pense. La propre théorie girardienne de la rivalité mimétique parait d'autre part s'appliquer de manière parfaite aux corpus christiano-paulinien et coranique, en tant que le vétéro-testamentaire sert à tous les deux de figure admirable, révérée et dans le même temps répulsive, instaurant à ses dépends leur propre espace. La place et les limites relatives de l'humain en chacun serait un autre débat de fond. L'Islam qui surenchérit sur le judaïsme, autant que le christianisme déprécie ce dernier, aurait son mot à dire sur ce point et l'essence ultime du divin à dés-anthropocentrer.
La seconde serait celle des systèmes de pensée extrême-orientaux qui, s'ils peuvent relever symboliquement et pour partie du processus de la violence fondatrice du sacré, sacrificielle ou non, lui échappent par : une extranéation extrême du divin (Taoïsme), son annulation (Bouddhisme) ou sa socio-transcendantalisation (Védisme; Confucianisme), et relativisent alors sensiblement la supposée dés-occultation opérée par le christianisme catholiciste girardien.
En dépit de ces objections qui demanderaient à être développées, incontestablement les travaux de René Girard sont souvent éclairants et sa psychanalyse culturelle, avec l'herméneutique anthropologique qui en résulte, éclaire de multiples horizons et permet à la modernité ou post-modernité intellectuelle de trouver un peu de chair autour de trop nombreux os à ronger, entre la virtualité désincarnée des concepts en écho à un monde-devenu de même texture ou les tentatives désespérées d'enclore la Vie ou son incertitude dans des structures abstraites et désolées. Une évidence auquel l'auteur contribue : les ennemis du symbolisme partout à l'œuvre, en le réduisant, renforce ses emprises.

Claude-Raphaël Samama

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Les juifs selon Hegel et Nietzsche.
La clef d'une énigme.

par Yirmiyahu Yovel, 344p, Paris, Le Seuil, 2001

Voici un remarquable ouvrage d'un philosophe israélien.
Pour ces deux auteurs majeurs de la philosophie occidentale des temps modernes que sont Hegel et Nietzsche, et entre lesquels se distribuent les deux parties du livre, l'existence juive - plus que sa question sociale ou politique - est au centre d'un débat qui n'est pas clos et sur lequel, l'Europe devrait peut-être se pencher à la lumière du paradigme d'humanité qu'elle incarne. 
Chez l'un et l'autre se rencontrent des attitudes différentes vis-à-vis de ce petit peuple d'Europe voué à tous les accablements. Mépris d'abord puis appréciation distante chez Hegel qui intégrera le processus récent de leur émancipation à l'époque des Lumières, admiration, soutien et encouragement chez Nietzsche. Le premier dénie au judaïsme l'efficace du spirituel créateur, l'assimilant à la répétition de ses rites et à l'archaïsme dépassé de ses croyances. Le second considère au contraire le judaïsme antique comme conquérant, vivant, porteur des valeurs d'un homme fort et nouveau, qu'il distingue, il est vrai, d'un judaïsme postérieur, faussement confondu souvent (surtout par Nietzsche) avec le christianisme, religion des esclaves, des faibles et du ressentiment.
Si pour Hegel, le judaïsme est une figure abstraite du " mauvais infini ", un moment caduc, en particulier par sa non inclusion-réalisation dans l'Histoire - et qu'il oublie d'ailleurs allègrement dans cette odyssée de la conscience qu'est sa Phénoménologie de l'Esprit -, pour Nietzsche, au contraire, il reste porteur de ses valeurs vivantes de fondation et d'un extraordinaire potentiel d'invention, inclus à travers son incarnation chez ses propres contemporains. Plus, en plusieurs passages : Humain, trop humain § 475, Par delà le bien et le mal, § 251, Aurore § 205 - et tout particulièrement en ce dernier fragment que tout antisémite et tout européen juif ou non, devrait lire - il y a, outre l'admiration pour le peuple le plus vieux d'Europe avec ses dix-huit siècles de présence continue et son expérience irremplaçable (…), un véritable apologue de la destinée et de la vocation juives européennes. Nietzsche voudrait non seulement cultiver, promouvoir mais étonnamment, retenir les Juifs au sein de cette Europe, porteuse des espoirs d'un homme vraiment nouveau ! Sait-on encore que, logique avec lui-même, il dénonçait la paranoïa anti-juive d'un Wagner par exemple et qualifiait l'antisémitisme de " maladie " empoisonnant la pensée allemande. On saura plus tard à quel point. Nul n'est hélas prophète en son pays ! 
Une certaine attitude, particulièrement française, minorant aujourd'hui la place vivante des juifs, les identifiant parfois de manière un peu courte aux Israéliens, ou les rapportant à la statistique communautariste comparative et électorale, mériterait plus que jamais d'être revisitée, à la lumière de leur profondeur " culturale ", que problématise si utilement le travail de Yovel.
Et que diraient les deux grands penseurs étudiés, du destin juif contemporain qui le vit revenir aux sources vives pressenties de sa renaissance dans l'histoire, après hélas une catastrophe où l'Europe s'est un long moment engloutie ?

Claude-Raphaël Samama

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Philon d'Alexandrie, un penseur en diaspora
par Mireille Hadas-Lebel, Paris, Fayard, 2003

" L'héritage est quelque chose que l'on doit vivre ", comme le rappelait un architecte vénitien. L'exceptionnelle richesse du patrimoine juif cache souvent certaines parcelles abandonnées à quelques spécialistes, d'autres sont malheureusement tombées dans l'oubli, récupérées ou interprétées dans un autre patrimoine. La période talmudique, qui suivit la destruction du Temple, l'achèvement de la dispersion du peuple juif et la concurrence naissante avec le christianisme furent marquées par une nécessaire sélection des sources qui allaient faire autorité : le canon biblique, qui laissa plusieurs textes en marge du judaïsme (comme les Livres des Maccabées), des auteurs juifs dont l'œuvre fut suspectée de non-conformité avec " l'orthodoxie " rabbinique. Tel fut le cas pour Flavius Joseph et Philon d'Alexandrie, tous deux objet d'une biographie par Mireille Hadas-Lebel, professeur d'histoire des religions du Proche-Orient ancien à Paris IV, spécialiste de la période gréco-romaine et talmudique, qui a le mérite de faire connaître ces deux grandes figures, qui n'avaient pas, jusqu'à présent, fait l'objet de biographie en français. 
Philon est l'exemple de l'harmonie entre une culture grecque dominante, imposant ses lumières au monde gréco-romain - il écrit principalement dans cette langue - et l'identité juive, formée sur plusieurs siècles, telle qu'elle pouvait apparaître au temps de Jésus. Si la rencontre de ces univers s'est soldée parfois par un affrontement plus politique que religieux en Judée, elle vit l'émergence d'une diaspora florissante à Rome et en Egypte, surtout à Alexandrie. C'est là que la Bible fut traduite en grec et que les Juifs vécurent des années de symbiose culturelle et d'épanouissement de leur propre identité. 
L'œuvre immense de Philon témoigne d'une maîtrise des sagesses grecques traditionnelles et de la philosophie de l'époque hellénistique, en même temps que d'une connaissance profonde du texte biblique. Son commentaire de la Septante utilise à la fois une exégèse que l'on retrouvera dans le midrach, les concepts des grandes écoles philosophiques de la Grèce (Platon, Aristote, les Stoïciens) et leurs problématiques éthiques ou métaphysiques ou d'autres procédés comme l'allégorie par exemple. Son objectif était de présenter et défendre, notamment pour un public hellénisé, les sagesses juives qu'il estime au moins égales aux grecques. 
Philon ne parle que peu de lui, et les travaux antérieurs ont étudié l'œuvre en laissant dans l'ombre le personnage. M.Hadas-Lebel, dans un style fluide et un exposé clair, tente de rendre accessibles ses recherches, en essayant de cerner au plus près la personnalité de Philon. Ce dernier - il mourut en 50 après J.-C, soit peu de temps avant la destruction du Second Temple en 70 - fut en effet au cœur des tourmentes où entrait la communauté juive d'Alexandrie qui devait quasiment disparaître au début du second siècle de notre ère, autant qu'au centre des interrogations de cette période charnière. 
Comme le note l'éditeur, " ce livre évoque l'éclat d'une ville à son apogée, la rencontre des cultures, la spiritualité d'un homme et la nouveauté d'une synthèse qui devait marquer pour toujours la pensée occidentale ". Il rappelle d'autre part que Philon fait partie intégrante du patrimoine du judaïsme qui, hélas, l'ignore souvent injustement, au contraire des Pères de l'Eglise dont il reste familier.

Stéphane Encel

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Système et révélation
La philosophie de Franz Rosenzweig
par Stéphane Mosés, préface d'E.Levinas, 304 p, Bayard, 2003

Une exposition de la philosophie de F. Rozensweig, parfois, ne simplifie pas tant sa compréhension, dans la mesure où essayant d'expliquer, elle ouvre sur d'autres problèmes de sens et d'interprétation. Bien sûr il peut y avoir plusieurs lectures d'une telle œuvre qui, non pas s'avance masquée, mais contrairement à d'autres monuments philosophiques, est pleine d'implicite et de connotations. Occultés ou parfois mis entre parenthèses, ceux-ci peuvent obscurcir le sens ou faire se dérober l'enjeu. 
On aura compris que cet arrière-plan est incontestablement hébraïco-juif, quand bien même, à l'inverse d'autres ouvrages, sont peu nombreuses les citations précises du corpus concerné. Les références permanentes du texte rosenzweiguien sont souvent littérales - inscrites dans le champ de l'interprétation la plus orthodoxe, tanakhique ou midrachique - sans pourtant, en effet, que les sources soient toujours produites. Mais la justesse ou la pertinence du progrès de la pensée, à leur lumière secrète, attestent de leur connaissance, souvent parfaites. On voudra bien à cet égard noter que Rosenzweig est, avec Buber, un traducteur de la Bible. 
Dès lors, une série de concepts fondamentaux de son œuvre majeure, L'Etoile de la Rédemption (Der Stern der Erlossung), tels que la " Création " ou la " Rédemption ", ne peut pas ne pas s'inscrire dans le champ sémantique - cosmo-théologique, ontologique, spirituel et existentiel - de la vision hébraïque du monde soutenue par ses textes fondateurs. Celui de " Révélation " qui constitue le 2ème Livre de la deuxième partie de L'Etoile, assurant une médiation essentielle entre les deux précédents, marque bien implicitement un avant et un après d'un processus mais surtout d'un Texte explicite, avec ses conséquences phénoménales, en tous les sens de ce terme… Le concept fondamental de " Révélation " qui permet en particulier au système de se faire justement " système " en tant que structure cohérente d'éléments liés, ne peut se comprendre hors d'un événement-avènement - celui du surgissement, fût-ce sur le mode de la mytho-histoire - du Dieu génésique de Bereshit et de la théophanie sinaïtique créant un peuple, son héritage spirituel, la portée d'une conception totalisante du lien ontologique. La notion d'amour, indispensable au " processus " (Bahn) sans cesse " renouvelé " du monde, n'en est selon nous qu'une procession, dans une logique très spécifique amant-aimé, où il y va plus de création d'existence et de reconnaissance de la part de la créature que d'abandon à la subjectivité… 
Il est étonnant que des commentateurs, dans lesquels s'inscrit Levinas, se donnent une lecture théorique et finalement abstraite sinon réorientée, de la pensée intime de Rosenzweig. Celle-ci n'est pas en effet compréhensible en dehors de ses référents théologico-spirituels hébraïques - et peut-être d'une destinée spécifique - qu'on a beau jeu de relativiser au bénéfice d'enjeux plus philosophiques, ou d'un partage des rôles dans l'histoire de " la vérité " entre judaïsme éternitaire et christianisme historisant, nomos et agapè. Où faudrait-il d'ailleurs, dans une telle perspective, situer alors l'Islam dont la diffusion est géographiquement et numériquement aussi forte - et aurait fait autant pour la " Révélation " à propager ? Notons qu'à plusieurs reprises Rosenzweig parle de ce dernier, pour l'intégrer à la suite, en marquant toutefois des limites à sa sublimité. 
Outre l'usage fréquent du terme " judéo-christianisme " non présent chez Rosenzweig, la fin de l'ouvrage de Mosès sur le " visage " (p.228) - en référence claire à Levinas - n'est pas à cette place, ni n'a rang de figure cruciale dans l'économie théorique de L'Etoile ou comme perspective à la réciprocité éthique (ou la " responsabilité vis-à-vis de l'autre ") ! Si Rosenzweig parle d'amour (Etoile, p.228) ou du " visage de l'homme " (Etoile, p.586), c'est le plus souvent dans la perspective d'abord de l'amour organique de Dieu pour sa création - mais aussi sa réciprocation - et du visage comme reflet de Son image mystique. Celui de l'homme pour l'homme ne peut en retour qu'aimer à travers Lui, d'abord d'être créé et donc, seulement après d'y voir un prochain ! Une telle remarque recouperait d'ailleurs l'ordonnance vétéro-testamentaire, qui, dans le Décalogue, donne primauté à l'amour de Dieu - comme source à ne jamais confondre. On pourrait voir dans ce phénomène d'une herméneutique biaisée les effets d'une volonté de faussement " universaliser " des pensées qui ne se dérobent point. Qu'on lise le 3ème Livre de la 3ème partie de L'Etoile : " L'Etoile ou la vie éternelle ", (p.528 et sq.). Si elle fait une large place au symbolisme chrétien issu de la " Révélation " mosaïque, à son propre chemin inachevé et inachevable - pour cause d'une permanente inquiétude quant au salut et d'un temps morcelé -, ni elle ne l'assujettit ni ne lui fait allégeance, même si elle marque avec acuité sa productivité dans l'histoire temporelle, - mais non dans l'ordre d'un vrai éternel (ou d'un éternel vrai) qui échappe par définition au Temps. 
Par bien des points, que Rosenzweig n'élude pas, il y a différence, spécificités, distinction. Il ne doit pas y avoir amalgame et l'anthropologie religieuse ainsi produite prend le risque d'un débat. A la lumière du foyer de L'Etoile et non des ombres qu'elle peut produire, où viendraient toutes idoles et auxquelles n'échapperait aucune production-finie de l'histoire : Etats, Institutions, Art, Symbolismes, Technique (?). Rosenzweig le laissa ouvert. 
Un esprit du temps voudrait que la vérité s'arrange. Elle ne le devrait pas, même si le respect de " celle " de l'autre peut coexister avec sa part. Mais pas à n'importe quel prix donc. La philosophie levinassienne, aujourd'hui dominante, a fait peut-être payer d'un prix trop fort son inspiration anti-métaphysique et une interprétation partielle de la pensée rosenzweiguienne, pour une perspective finalement abstraite idéalement " conforme " et un moralisme formel que le cours du monde dément. Le " système " de F.Rosensweig, peut en être un correctif salutaire, s'il est bien lu. Son génie philosophique - de philosophe théologique (pas forcément théologien) - se fonde autant d'une critique de La-philosophie, en particulier ce qu'il désigne comme l'idéalisme " de L'Ionie à Iéna " - il est l'auteur brillant d'une thèse sur Hegel -, que de la perspective existentielle tenue d'un plus haut. Une lecture plus profonde ferait apparaître en effet que ses conceptions de la vie, de l'amour, de l'art et de la finitude, s'originent sans cesse dans la cohérence du registre religieux qui en donna le premier des clefs exceptionnelles, référant systématiquement par hypothèse (et commentaire implicite…) à la dimension de la totalité cosmo-ontologique en lien avec une anthropologie conséquente. Pour cause donc de " vérité " méta-historique, même si le fruit en dût mûrir pour paraître. C'est de ces clefs qu'use pleinement Rosenzweig, tissant les fils d'une autre Histoire, paradoxalement éternitaire, c'est à dire hors du temps : celle qui se confronterait en effet à la totalité infinie et à l'éternité " vraie " et où l'Homme, le Monde et Dieu s'écrivent alors et seulement alors, en majuscule. Une " Révélation " première seule, en une sorte peut-être d'analogon, formerait l'indépassable paradigme d'une loi humaine universelle assujettie toujours à un plus grand, et se donnant pour un emblème toujours vivant dans l'Histoire, quoiqu'il en coûte.

Claude-Raphaël Samama

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Ô Blaise ! A quoi tu penses ?
par René Pommier, 125 p, Bruxelles, Espace de Libertés, 2003

Grand connaisseur de la littérature française du XVIIe siècle, René Pommier est un polémiste acéré qui a notamment combattu la sémiotique et le jargon des décodeurs. Cet ancien professeur de l'université de Paris-Sorbonne est aussi un libre penseur dont les traits mordants ont souvent pris pour cible la religion et l'appareil clérical. Il nous livre ici un essai sur Pascal et ses Pensées. Il entend rompre des lances avec ce " fou de Dieu " que fut l'auteur des Provinciales.
Pour René Pommier, l'apologétique que déploie Pascal regorge de failles profondes et d'arguments contradictoires, qu'il est temps de mettre au jour. Suivant pas à pas Pascal, l'auteur nous montre comment celui-ci à partir d'une profonde étude de la condition humaine, mystérieuse et angoissante, s'ingénie à prouver que seule la doctrine chrétienne peut en éclairer l'énigme. Or, par ses continuelles contradictions, Pascal ne cesse de ruiner la stratégie apologétique qu'il conduit, et l'explication chrétienne de la vie. Tout le talent de René Pommier est de subvertir Pascal, le retourner contre lui-même. Certes, Pascal peut nous convaincre de la misère humaine, mais il nous convainc encore mieux de la misère de l'apologiste qui se dévoile impuissant à regarder notre condition en face et affecte la vie d'une morbidité pathologique.
Au long de son essai, l'auteur montre comment Pascal utilise Montaigne en trahissant son scepticisme actif. En des pages vigoureuses, il démonte l'herméneutique abusive que Pascal impose à la lecture des prophètes hébraïques. Il souligne la captation du sens que l'apologétique chrétienne fait subir à leur bouche. Il nous met en garde contre la surinterprétation théologique et cléricale de voix qui doivent être comprises selon et dans leur époque. Cet essai concis concerne donc l'actualité.
Par notre époque de piété néo-cléricale et humanitariste, l'ouvrage de René Pommier mérite d'être lu et goûté. Il est sain que la tradition de l'esprit voltairien se maintienne dans les Lettres françaises. Par la justesse de ses flèches, sa plume alacre et vive, René Pommier nous fait partager la jubilation de l'ironie et du bon trait. Il n'épuise cependant pas la grandeur du moraliste Pascal que Nietzsche qualifia " d'avorton sublime ".

Philippe Forget

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L'ivresse de l'art - Nietzsche et l'esthétique
par Paul Audi, 220 p, Le livre de poche, Biblio essais, inédit, 2003

L'esthétique - ou comme l'écrit l'auteur esth/éthique - serait-elle une des voies possibles du cheminement de l'homme, et comme une issue à son destin tragique en ce monde dont se sont absentés les dieux ? L'art est bien choix, option, acte vif reliant les forces de la vie à sa vocation créative. Ses réalisations formelles, ses essais d'expression, ses réussites de représentation, sublimation, dépassement ne seraient que le résultat de ce processus, d'un enjeu personnel et vivant à mettre au jour.
Dans la tradition occidentale, l'esthétique formule la théorie de l'art. Elle part de ses productions, considérées le plus souvent comme modestes eu égard à la hiérarchie des activités de pensée (Platon, Aristote), des conditions pour nous de la prégnance des œuvres (Kant), de l'histoire de ses formes et de leur sens dans le progrès de l'Esprit (Hegel). Nietzsche voudra lui, mettre en avant, non pas seulement l'œuvre d'art accomplie, offerte et disponible pour une consommation passive, mais l'activité libre de sa genèse au cœur d'un enjeu vital. L'art serait le paradigme de la vie comme force, énergie physique, puissance lui permettant non de passer de la volonté obscure ou de l'instinct à la représentation (Schopenhauer) mais justement d'exprimer son essence, en un vertige où il en irait du corps, de ses seules puissances, pris et se libérant d'une énergie " excédentaire " où un " soi " viendrait porter plus loin, tirer plus profondément, un " moi ", (p.128).
Audi se propose de dépasser ici le seul schéma réducteur de L'origine de la tragédie, où la pensée profonde de Nietzsche ne serait qu'en filigrane ou partielle. Au-delà de l'opposition du dionysiaque exubérant, festif et libérateur des forces de la vie et l'apollinien formel et maîtrisé, construit, sublimé et comme à distance de ce dont il serait question, l'art ne serait qu'" ivresse ", comme condition de sa possibilité d'émergence et de création autant que comme réception et jouissance. 
L'art n'est pas seulement un registre entre le sensible et l'intellectuel, un genre distinguant d'autres formes d'expression de l'esprit. Il ne recouvre pas seulement les critères permettant de classer ses productions - celle qui imitent la nature (son poiein), celle d'un artisanat (une teknè d'agréable utilité, à maîtriser ou parfaire) ou encore celle d'une sensibilité débridée ou fougueuse (une certaine hubris du romantisme) se donnant pour l'esprit. Il devrait être ivresse, exubérance, " excès " toujours, s'ouvrant ainsi à un fond d'où sourd et se joue ce qui le distingue des autres activités de l'homme. L'art permettrait ainsi de s'y retrouver, de retrouver ce dont il témoigne ou par quoi il nous interpelle, de reprendre à son compte l'élan créateur initial. " L'acte de création, c'est le don de la forme par l'ivresse " (p.118). Cette ivresse est à ressentir d'abord par l'artiste et d'autant plus créatrice qu'elle sera plus extrême. On est ici loin des essences, formes pures et autres conceptions sublimes ou éthérées de l'art inspiré de plus haut. L'artiste moderne est celui qui entre en résonance avec la vie par le corps, la sensation, le mouvement, les vibrations de sa physiologie ou de ses nerfs, une forme d'activité " virile ", nerveuse, impressionnée et impressionnante. Ou alors il ne serait pas !
D'un tel ouvrage très bien informé, érudit, savant où, citations, mise en place de " textes " multiples, citations croisées - tendance trop moderne à la glose ? - et exemples, étayent une démonstration de parti pris ou révérante à l'égard d'un Nietzsche à la prophétie philosophique cohérente, quels commentaires apporter ? La force de la thèse et la logique d'une démonstration ne produisent pas forcément une théorie suffisante à épuiser la question. 
Si les exemples de Van Gogh, Cézanne, Rothko ou Kandinsky (et encore pour le dernier, à cause d'un constructivisme à base de forte intellectualité - ou pour Rothko, de souci métaphysique), entrent dans le schéma, ceux de Rousseau, Mallarmé ou de Proust posent d'autres problèmes qui ont moins à voir avec le corps et ses arcanes! Il resterait aussi les autres expressions de la création et leurs matériaux diversifiés où la dialectique créative, transformatrice échapperait à la pulsion ! D.H. Lawrence - largement cité - n'est pas Musil, ni Pollock, Rembrandt …
La causalité esthétique tient par ailleurs - outre à ses métamorphoses successives - à un souci ou des déterminations qui constituent l'art comme histoire évolutive de ses formes autant que de reflet formant d'un temps, anticipant son futur ou le questionnant à travers une invention délibérée et libératrice, dépassant la subjectivité individuelle et narcissique. Par la rencontre peut-être d'un autre que soi, mais à reconnaître en soi, comme forme bientôt souveraine, autonome, fondée alors d'un travail qui résiste, ne se soumet, élabore et vainc ce qui restait obscur, rejoignant dans l'œuvre créée, non le propre de soi, mais alors, le sien… Dès lors se poserait la question d'une réalité de l'art puisant moins à la force, qu'à la vision, l'anticipation et l'effet reconnaissable d'une puissance, une lutte, spirituelle, pour la raison justement d'une victoire (ou d'un échec, pensons à Artaud…), ou du partage objectif de la réussite d'un projet livrant sa singularité sur le registre moderne d'un transcendantal abouti… 
Quant à Nietzsche, les thèses de La Naissance ne sont ici qu'amplifiées, appliquées à une modernité esthétique avec laquelle, certes, elles convergent pour partie. Il est intéressant de noter que dans la proposition esthétique d'Audi, la musique, où il suit là Schopenhauer, est à la fin d'un exercice suprême : " …de sorte que c'est cette essence à la fois dynamique et affective, identifiée à la forme même de la musique, que les autres arts vont bientôt se mettre, l'un après l'autre, à revendiquer pour eux-mêmes… " p.189. C'est déjà ce que Nietzsche préconisait, voyant en elle une source indispensable et demandant des " Socrate musiciens ". Serait alors soulevé le problème des " mixtes ", d'une alchimie non réductible - entre Dionysos et Apollon -, idéal, où les secrets d'un artiste et l'aboutissement éventuel d'une œuvre se voient unifiés, au-delà des puissances des seuls corps et dans la lucidité - ou une voyance - d'après, d'avant, l'ivresse…

Claude-Raphaël Samama

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